Depuis un mois, c’est toujours la même question qui revient.
Après lecture de l’analyse sur la pseudo-lettre jetée du Titanic, les retours tournent toujours autour de la même interrogation :
« Mais comment avez-vous pu extraire 50 pages d’analyse d’une lettre composée de 3 phrases et de 31 mots ? »
Pour répondre à cette question, je pourrais citer en long, en large et en travers les diverses méthodologies issues de la linguistique médico-légale, encore si peu développée en France.
Je pourrais aussi parler pendant des heures des fonctions psychomotrices de l’être humain et comment le métier de psychomotricien à l’avenir devant lui en ce qui concerne les méthodes d’analyses en écriture.
Mais, en fait, la réponse repose d’abord et avant tout sur un terme qui est aujourd’hui un peu un slogan mais, qui n’en reste pas moins vrai : No Bullshit.
Quand on parle « d’analyse en écriture » on voit défiler les mêmes clichés usés jusqu’à la corde :
– c’est pour mettre en évidence une personnalité.
– c’est pour mettre en évidence le niveau d’intelligence d’une personne
– c’est pour établir un profil psychologique
– c’est pour aider au recrutement d’un professionnel
– c’est pour aider quelqu’un à mieux se connaître
J’arrête là tellement la liste pourrait être longue …
Le point commun entre toutes ces assertions ? Elle sont issues de croyances et reposent sur des pseudo-sciences.
Les recherches scientifiques ont mis en évidence depuis des années que la graphologie quand elle prétend « interpréter » une écriture ne repose sur aucune données tangibles. La loi française, elle, dit que l’utilisation de la graphologie pour embaucher quelqu’un est illégale. C’est toujours bon de le rappeler…
Après toutes ces années de mésinformation sur l’écriture et sur son analyse possible, forcément ma réponse surprend mes interlocuteurs :
« L’écriture repose sur 4 aspects essentiels. Le problème, c’est que, bien souvent, on ignore ces aspects. »
Je vois alors les yeux s’écarquiller, les lèvres s’entrouvrir, les visages se parer d’une expression de choc. Mais bien vite, un sourire de connivence remplace les rictus et sur le ton du secret, on murmure :
« Et vous pouvez me dire, ce que sont ces 4 aspects ? »
Comme ces 4 aspects n’ont absolument rien de secret, les voici pour que chacun puisse s’en faire une idée.
Mais, avant d’aller plus loin, n’oubliez pas de télécharger la carte-mémo, pour avoir toujours sous la main les 4 points développés dans cet article.
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01 : Ecrire est un acte global
Chez beaucoup de mes interlocuteurs, c’est le premier choc. Je les préviens alors de se préparer, les surprises ne font que commencer…
Quand on est adulte et que l’acte d’écrire est devenu automatique on oublie les heures qu’il nous a fallu pour que cette activité le devienne.
On oublie aussi qu’écrire, ce n’est pas que bouger le poignet.
Ecrire, c’est mobiliser toutes les parties du corps : le membre supérieur dans son ensemble, la tête, le tronc, mais aussi, le membre inférieur.
Pour écrire, vous avez certes besoin de votre main mais, une main toute seule, ça n’écrit pas. Une main est toujours (sauf chez les zombies peut-être) attachée au reste du corps et donc en relation avec le centre de toute activité : le cerveau.
Ecrire c’est un acte complet et global du corps qui nécessite une coordination entre :
– le cerveau
– Le système cognitif
– Le système émotionnel
– Le corps
Ecrire est donc un acte intériorisé et automatisé à l’âge adulte mais, qui n’en reste pas moins un acte complexe qui englobe l’ensemble du corps.
02 : Importance des contextes
Ecrire c’est poser un acte à un moment donné dans des contextes donnés.
Là, souvent on me demande :
« Mais, pourtant la graphologie dit qu’une écriture peut mettre en évidence une personnalité. Une personnalité, c’est indépendant du contexte… »
C’est tout le problème avec l’utilisation de ce terme ultra vague de « personnalité ».
Selon les écoles de pensée de la psychologie, ce terme n’a pas le même sens ! Il est difficile de lui trouver une définition qui convienne à le monde tant le terme est difficile à définir une fois pour toute.
Je sais que les « tests de personnalité » sont à la mode depuis longtemps, que certaines écoles ou entreprises s’en servent pour recruter mais là encore, les études scientifiques ont montré qu’ils n’ont aucune valeur si ce n’est de ranger les candidats dans des cases. C’est peut-être rassurant quand on doit choisir un collaborateur ou un élève mais, ça n’en devient pas pour autant une vérité révélée.
À la recherche d’une hypothétique « personnalité », les techniques modernes issues de la Forensic Linguistics (méthodes d’analyses de linguistiques médico-légales), prêtent bien plus attention aux différents contextes qui entourent un acte.
L’acte d’écrire n’échappe pas à la règle.
Ecrire, c’est poser un acte dans un contexte donné. Je dirais même, dans des contextes donnés.
Dans l’analyse que j’ai faite sur la lettre attribuée à Mathilde Lefebvre, passagère du Titanic, un des contextes essentiels était l’âge de Mathilde au 13 avril 1912 et sa proximité avec le système scolaire. Prenons donc l’exemple d’un écolier en situation d’écriture. Quels sont les différents contextes qui entoure cet acte d’écrire ?
Le contexte extérieur
Ce contexte correspond à tous les éléments qui sont extérieurs à l’écolier et sur lequel il n’a aucun contrôle, qui s’imposent à lui :
– l’espace global de la salle de classe
– la disposition de la salle de classe
– l’espacement des tables de travail
– le nombre d’élèves présents dans la classe
– l’ergonomie des mobiliers (tables, chaises, etc)
– l’ergonomie des outils à sa disposition (stylos, papiers, etc).
– l’environnement sonore : est-ce qu’au moment d’écrire, quelqu’un parle (prof) ou plusieurs parlent (brouhaha) ? Est-ce que le silence est complet ou l’enfant doit-il partager son attention entre l’écoute d’une consigne et le fait d’écrire (comme lors d’une dictée par exemple)
Je ne rentre pas dans les détails mais, à ce contexte extérieur, il faut aussi ajouter tous les éléments contextuels dit « sociétaux » c’est à dire : les lois nationales qui encadrent le fonctionnement de l’école, les règlements intérieurs des écoles, les règles de conduites à l’intérieur d’une classe, etc.
Tous ces contextes extérieurs jouent un rôle important dans l’écriture d’un écolier mais, sont souvent peu pris en compte.
Le contexte intérieur
Ce contexte correspond à tous les éléments qui sont en lien avec l’état interne de l’écolier au moment où celui-ci écrit :
– Les fonctions cognitives : les variations de concentration selon les moments de la journée, le fait de devoir partager son attention entre plusieurs tâches et en mobilisant plusieurs sens en même temps (lors d’une dictée par exemple), la capacité de mémorisation générale de l’enfant (est-ce que celui-ci est capable d’apprendre et d’enregistrer rapidement ou au contraire, lui faut-il plus de temps?) etc
– L’état émotionnel : Les émotions influent sur l’écriture. Mais, les émotions ne sont pas forcément stables tout au long d’une journée. Il est donc important de les contextualiser et d’éviter les généralisations, encore moins d’en déduire une quelconque personnalité…
Dans une analyse, les contextes sont donc aussi important que l’écriture elle-même !
Ce sont eux qui permettent de comprendre qu’une écriture, bien que personnelle à chacun, s’établit toujours dans des systèmes qui dépassent le scripteur (la personne qui écrit) et sur lesquels il n’a aucun contrôle.
Le contexte nous rappelle aussi qu’une « personnalité » est avant tout un être psychomoteur complexe en lien avec le monde qui l’entoure et que tout acte (dont celui d’écrire) s’inscrit dans une relation aux autres, dans un espace et un temps donné.
03 : Différencier les normes et les différences inter-individuelles au sein d’une norme
C’est sans doute l’une des plus grandes confusions quand on parle d’écriture.
Dans une société, il existe des normes.
On les aime ou non. On souhaite qu’elles changent ou pas. Mais, c’est comme ça, toute société repose sur des normes.
Elles prennent parfois l’aspect de lois, parfois, elles sont uniquement des conceptions, des visions qui s’imposent à tout ou une partie d’une société donnée.
Pour reprendre notre exemple de l’école, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, en France, la norme scolaire autour de l’écriture est à l’écriture cursive attachée.
L’école française d’alors, régie par des lois qui obligent chaque enfant, garçons et filles, à instruction obligatoire, possède des cadres normatifs qui s’imposent aux écoliers. Le choix des matières est imposé. Les âges réglementaires de début et de fin de scolarité sont imposés. Le port d’un tablier est imposé. La façon d’écrire est imposée.
MAIS…
les différences inter-individuelles s’effacent-elles pour autant ?
Toutes les écritures d’élèves de la fin du XIXème ou du début du XXème sont-elles des copier/coller ?
Bien sûr que non !
Parce que la présence d’une norme ne signifie pas absence de différences entre les élèves
Mais, l’inverse est vrai aussi :
La présence de variations inter-individuelles ne signifie pas absence de normes !
On voit donc que l’écriture est composée de deux données aussi importante l’une que l’autre :
– La prise en compte des caractéristiques sociétales dans lesquels évoluent un individu
– Les caractéristiques propres d’un individu au sein des structures normatives d’une société
Mais, surtout : l’une n’exclut jamais l’autre !
Les états, les institutions, les groupes, etc ont leurs codes, leurs normes, leurs règlements, etc.
Ces codes, normes ou règlements s’imposent à chacun des membres qui constitue le groupe mais, cela ne signifie pas que nous soyons des copies les uns des autres.
L’écriture, qui est une partie de nous, n’échappe pas à la règle.
Elle est apprise dans un contexte structuré et normé (l’école) qui impose aux écoliers des méthodes d’apprentissages. On peut donc résumer en disant que :
Si la norme est la même pour tous, l’exécution sera propre à chacun.
04 : Ce que nos yeux voient…ce que notre cerveau interprète
Dans la continuité du lien complexe entre « norme » et « différences inter-individuelles », on peut maintenant parler d’un autre lien complexe : celui entre «les yeux » et le « cerveau ».
Si ce sont bien nos yeux qui déchiffrent une écriture, c’est notre cerveau qui va donner du sens à ce qui est perçu.
Et c’est là, que les ennuis commencent…
Parce que les yeux et le cerveau, chez un adulte, fonctionnent en binôme de façon très rapide, voir fulgurante.
Si Lucky Luke tire plus vite que son ombre, votre équipe de choc « yeux et cerveau » interprète à la vitesse de l’éclair.
Le mot est lâché : « interprète »
C’est ce mot qui va ruiner une analyse en écriture en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.
Les yeux déchiffrent, le cerveau donne un sens. On pourrait se dire :
« C’est chouette, ça va vite, je vais pouvoir faire une analyse en écriture en 5 minutes puis rejoindre Tata Claudine pour une raclette »
Vous pouvez toujours faire confiance en votre binôme de choc mais, attention les dégâts.
Parce que ce que vous ignorez quand vous vous fiez à vos yeux et votre cerveau, c’est que ces deux là vous trompent. Et salement même…
La vision est probablement le sens le plus développé chez l’être humain.
Pendant toutes les étapes du développement psychomoteur, nous aiguisons nos sens et nous entraînons notre cerveau à comprendre les situations de plus en plus vite, afin d’y réagir de façon adaptée.
À l’âge adulte, ce travail « d’association » est devenu tellement rapide, qu’il est presque automatique.
Et ce tandem fonctionne à merveille dans 99 % des cas de la vie réelle.
Mais lorsqu’on parle d’analyse en écriture… bienvenue dans le 1 % !
Parce que ce qui nous rend service dans la vie de tous les jours, est précisément ce qui va nous perdre dans une analyse en écriture.
On ne compte plus les cas où des graphologues professionnels ou amateurs se sont pris les pieds dans le tapis en ne prenant en compte, par exemple, que l’esthétique globale d’une écriture.
Si j’écris comme cela, mon écriture ne vient pas pour autant du XIXème siècle.
Déjà, parce qu’au XIXème, il n’y avait pas d’ordi et encore moins de traitement de texte…mais, si j’avais écris la même phrase à la main, et en italique, pas sûr que vous ayez été aussi sûr.
C’est exactement une des facettes que j’ai relevé dans mon analyse de la « lettre attribuée à Mathilde Lefebvre » jetée soi-disant, du Titanic, le 13 avril 1912.
Mes yeux auraient pu rester scotchés à cette écriture manuscrite inclinée, qui donnait l’apparence de ces anciennes écritures joliment penchées vers la droite.
Mon cerveau aurait pu m’envoyer le signal « écriture penchée + 13 avril 1912 = écriture authentique ».
J’aurais pu écrire 1 page d’analyse et éventuellement 1 page de conclusion au lieu des 50 pages.
J’aurais pu ensuite être libre pour la raclette de Tata Claudine.
Mais… je connaissais les œuvres de notre fameux binôme. Je les ai remercié et je les ai mis à la porte, vite remplacés par un travail non automatique, plus consommateur en temps et en énergie : l’observation fine.
J’ai forcé mes yeux à sortir de l’esthétique globale pour entrer dans l’observation des particularités.
J’ai forcé mon cerveau à sortir de l’interprétation fulgurante pour entrer dans la construction patiente de données réelles.
Ça a pris 140 heures de travail, ça m’a forcé à chiffrer, à faire des tableaux, des stats.
Ça a retardé la raclette mais, ça a permis de mettre en évidence que le nom d’une gamine de 13 ans, morte il y a 110 ans, était usurpé.
L’analyse en écriture n’est ni une méthode magique ni une réponse à tout.
Il y a des documents plus difficiles à analyser que d’autres. Certains n’obtiennent jamais de réponse quant à leur authenticité ou non.
Mais, des méthodes existent aujourd’hui, méthodes qui rompent avec les chimères d’un autre âge où l’on cherchait à percer les mystères de l’âme humaine dans l’écriture des hommes.
Comprendre ce qu’est l’acte d’écrire, prendre en compte tous les contextes dans lesquels cet acte s’élabore, comprendre les différences entre les normes et les variations inter-individuelles au sein de ces normes et comprendre que même nos sens et notre cerveau nous trompent parfois, sont les bases nécessaires d’un travail qui possède ses limites mais, qui défend une valeur centrale : l’éthique.